Entretien avec Steve Suissa

Ma première rencontre avec Steve Suissa datait de 2004, où je l’avais rencontré à l’occasion du Festival du Film de Paris. Bébé journaliste à l’époque, j’avais déjà été impressionnée par le charisme et l’humilité de ce talentueux artiste pour qui les frontières entre cinéma, théâtre, opéra, métiers d’acteur, scénariste et metteur en scène n’existent pas. Presque dix ans plus tard, je retrouve un homme toujours aussi brillant et sensible, toujours engagé. Depuis deux ans, en tant que metteur en scène il travaille en étroite collaboration avec Eric-Emmanuel Schmitt qui a repris le Théâtre Rive- Gauche. Une collaboration artistique unique dont il nous parle avec enthousiasme, tout comme la sortie tant attendue du film Victor Young Perez, aujourd’hui en salles et dans lequel il joue le rôle du frère du célèbre boxeur.

Est-ce qu’il y avait un artiste dans la famille avant vous ?

Non, au contraire, dans la famille, on trouvait ça trop dangereux d’être artiste. Personne ne s’était aventuré là-dedans. Je suis issu d’une famille tellement modeste que dans leurs têtes, il y avait cette idée viscérale qu’on ne pouvait faire quelque chose d’artistique que si on était déjà issu d’une famille d’artistes. Ça devait se faire de père en fils. Bref, être artiste, c’était tout simplement impossible.

Qu’est-ce qui vous a donné envie de sauter le pas ?

J’ai grandi dans un quartier populaire, celui du Faubourg-Montmartre, où il y a les Folies Bergères, des voyous, des commerçants honnêtes, un peu analphabètes, des émigrés. Ils viennent de Tunisie, d’Algérie ou du Maroc. Et je me demandais alors comment je pouvais vivre toutes ces vies-là en même temps. J’ai commencé alors par me dire que je pouvais réaliser ce rêve en étant acteur.

Il y a donc chez vous dès le début une envie d’embrasser plein de choses en même temps, d’en apprendre le maximum…

Il y a surtout une curiosité et une envie de s’en sortir dans le côté positif, par rapport à une enfance un peu cabossée.

Au cours Florent vous rencontrer Francis Huster qui vous fait entrer et devient votre professeur…

Avec Francis, on a appris à se connaître pendant les années de cours où il a été mon professeur. Après on s’est vu de temps en temps. Francis est quelqu’un de connecté, qui a des antennes sur la tête. Et encore plus pour les autres. C’est quelqu’un qui a des visions. Après on s’est proposé des projets. Il a fait mon premier film, L’Envol. J’ai fait un court métrage avec lui et Cristiana Reali, sur un fait-divers et on s’est retrouvé dans Bronx. On a fait ensemble Le Journal d’Anne Frank puis L’Affrontement, et là on s’apprête à faire ensemble une pièce sur Einstein.

J’ai aussi filmé La Guerre de Troie n’aura pas lieu et La Peste qu’il a jouées. On partage beaucoup de choses. C’est une transmission à l’envers qui se passe aujourd’hui. Il accepte d’être dirigé par moi. Il me fait confiance. On avance un peu comme deux frères siamois. C’est plutôt très agréable d’avoir des rencontres comme ça, artistiquement parce que ça nous permet d’aller de plus en plus loin ensemble, d’aller encore plus profondément dans les choses.

Par rapport à la pièce que vous préparez actuellement avec Francis Huster sur Einstein, pouvez vous nous en dire deux mots ?

C’est une pièce sur la vie d’Einstein. C’est l’histoire d’un vagabond qui est là, sur une île. Einstein arrive et c’est le récit de la confrontation de ces deux hommes, l’un qui a tout et l’autre qui a tout perdu. Ils vont s’apercevoir à travers une conversation à bâtons rompus qu’en fait, ils sont tous les deux dans le même idéalisme, qu’ils ont tous les deux foi en l’homme avec tout le parcours et l’énorme intelligence d’un personnage comme Einstein.

Ça ne fait pas peur justement de mettre tout ça en scène ?

Si, justement mais il y a un moment où je pense qu’il faut savoir s’attaquer à des grands destins ne serait-ce que pour qu’on puisse s’y identifier, qu’on puisse les comprendre. C’est l’occasion où jamais.

« Eric-Emmanuel Schmitt a la tête et le regard dans le ciel et j’ai les deux pieds ancrés dans la terre. »

Ce qui est frappant dans The Guitry’s, c’est l’insertion de la vidéo, ce travail très moderne sur l’hologramme et en même temps le grand classicisme de cette mise en scène.

J’essaie de mettre en scène le théâtre comme j’ai envie de le voir. Donc j’essaie de faire quelque chose de moderne et sans pour autant faire « du cinéma au théâtre ». Avec un fil conducteur qui fait qu’on ne s’ennuie pas. On trouve ça élégant, il y a du rythme. On est surpris. On trouve les choses belles : une belle lumière, de la musique, des sons. C’est riche, cela sert l’histoire. On obtient un écrin tout à fait moderne avec un récit tout à fait classique, rempli de paradoxe à tous les niveaux. J’essaie de créer un univers, une atmosphère, une façon de voir, un point de vue. Autant sur l’esthétique, que sur le fond, que sur la direction d’acteur. C’est comme ça que j’ai l’impression de créer et d’inventer.

Comment avez-vous rencontré Eric-Emmanuel Schmitt et comment vous êtes-vous installés dans ce théâtre ?

Ma rencontre avec Eric-Emmanuel Schmitt et Bruno Metzger date d’il y a 20 ans. Ils sont venus me voir jouer dans La Descente d’Orphée de Tennessee Williams où je reprenais le rôle de Marlon Brando avec Marie-Josée Nat. On s’est bien entendu. Puis on ne s’est plus vu. Il a écrit ses pièces, ses films, ses romans. Moi j’ai fait mes films de mon côté.

Un jour, Francis Huster l’a invité à voir Bronx et quand on s’est parlé, Eric-Emmanuel Schmitt trouvait qu’il avait rarement vu Francis Huster aussi bien dirigé. Je le cite parce que sinon ça ferait prétentieux. Ça m’a fait plaisir parce que j’adore son travail. Et quelques mois après il m’a demandé si je voulais lire Le Journal d’Anne Frank.

Ce que j’ai fait dans les deux minutes où j’ai reçu le mail ! Et deux heures après, j’étais conquis. On a commencé à travailler ensemble avec Anne Frank, puis avec L’Affrontement, The Guitry’s, et bientôt Einstein. C’est une collaboration qui me rend heureux, profondément parce qu’il écrit avec une humanité qui me touche et il trouve les mots pour moi. Il a la tête et le regard dans le ciel et j’ai les deux pieds ancrés dans la terre.

Dans The Guitry’s, il y avait cette profonde envie de rendre hommage à Sacha Guitry chez E.E Schmitt. Comment cela s’est traduit dans votre collaboration avec lui et sur le travail de mise en scène ?

On adore les destins et Eric-Emmanuel Schmitt a eu l’idée d’écrire l’histoire de Sacha Guitry et d’Yvonne Printemps, tout en respectant les phrases-clés du dramaturge, et l’oeuvre d’Yvonne Printemps. Il a donné son point de vue de cette histoire. Je trouve ça génial qu’il rende hommage à des gens comme Anne Frank ou Sacha Guitry. Il en a la légitimité totale, surtout qu’il le fait avec humour et intelligence. D’autant que Guitry lui-même ne l’avait pas fait. Je trouve que c’est une façon tout à fait élégante de rendre hommage à Sacha Guitry, autant pour ceux qui l’adorent que pour ceux qui le connaissent mal, ainsi que pour les gens qui viennent pour voir une comédie romantique au théâtre.

Pouvez-vous nous parler de votre personnage dansle film Victor Young Perez qui sort ce mercredi ?

C’est un sujet que je connaissais depuis longtemps parce que mon grand-père habitait à deux maisons de Victor Young Perez en Tunisie. Je suis assez fan de ce personnage parce que pour moi c’est un amoureux. Il a tout fait par amour dans sa vie : devenir boxeur pour son frère, devenir le héros de sa famille, devenir un homme important pour séduire la femme qu’il aime, se battre dans les camps de concentration pour d’autres déportés et pour leur servir à manger (parce que c’était ce qu’on lui promettait quand il gagnait le match), et forcément quand on vous propose d’être le frère de ce héros et d’avoir un rôle aussi important, de l’accompagner, d’être dans une histoire d’amour et de fratrie, avec des personnages aussi humains, je ne pouvais pas refuser.

C’est une super belle expérience. Un beau film, nécessaire parce qu’il donne de l’espoir même avec une fin aussi tragique. Il montre que quoiqu’il arrive quand on a envie de faire quelque chose, tout est possible. Et ça c’est une thématique que j’adore et qui me plait profondément.

Comment s’est passé le tournage ?

Dur, tout simplement parce qu’avec le tournage en Bulgarie, il faisait – 17° dans les camps de concentration. On a dû, Brahim et moi, entre le début et la fin du tournage perdre 12 kilos en trois semaines, dans le froid. Et forcément, de se mettre dans la peau de gens qui ont vécu tellement d’épreuves, il y a un moment où on ne peut plus jouer. On se dit alors : comment ont-ils fait pour endurer autant et pour rester dignes ? C’était dur, émotionnellement parlant. Mais je suis vraiment très fier. J’espère que beaucoup de gens vont aller voir ce film parce que c’est un film nécessaire.

C’est bien que le cinéma crée des histoires qu’on aurait tendance à oublier ou qu’on a mis de côté, par honte. La France a longtemps eu honte de ne pas avoir suffisamment défendu ce boxeur français qui reste encore le plus jeune champion du monde de tous les temps.

« Plus j’avance et plus les beaux textes et les beaux personnages me donnent envie d’être quelqu’un de bien. »

On sent un engagement comme fil conducteur dans tous les films et pièces que vous faites…

Eh bien, sinon, je reste chez moi ! (rires) Je ne peux pas vivre sans engagement, sans volonté, sans courage. Je ne peux pas avoir l’humilité et l’envie de faire ce métier si ce n’est pour défendre des textes, des acteurs et un point de vue. J’aurai trop le sentiment de le faire pour les mauvaises raisons. Dans tous les projets que vous venez de citer, qu’ils marchent ou pas, j’en suis totalement fier parce que je me suis donné à eux, corps et âme.

Comment vous sentez-vous, ici, au Théâtre Rive Gauche ?

Un peu comme chez moi (rires). Je trouve qu’il y a une équipe formidable. Je m’y sens bien. Je ne suis pas contre aller travailler ailleurs, il y a juste que je suis un affectif. Je recherche des projets de qualité et quand je lis des textes (j’ai la chance aujourd’hui qu’on me propose des choses), je les lis avec attention. Mais si je sais que je ne peux pas apporter de choses tous les jours en répétitions, je n’y vais pas. Je me fais « l’enfer. » Mais je ne crois pas que ce soit honnête, sinon. Plus j’avance et plus les beaux textes et les beaux personnages me donnent envie d’être quelqu’un de bien.

Je me demandais enfin si en tant qu’artiste, en tant que personne qui crée, vous attachiez de l’importance à vos rêves ?

Énormément. J’ai beaucoup d’images en tête. Je ne dors pas beaucoup alors c’est surtout de la « cogite » en pleine nuit où j’ai des visions, où j’ai des images, et ça m’aide sans arrêt pour alimenter mon travail. Il y a un idéalisme permanent dans tout ça, quelque chose de très enfantin. Alors, bien sûr que oui, j’avais très envie de collaborer avec un auteur de talent, bien sûr que oui, j’avais envie de nouer des pactes avec des techniciens de talent, travailler avec des acteurs que j’admirais. Et bien sûr que oui, j’avais envie que le film de Victor Young Perez un jour soit affiché partout dans tout Paris. J’aimerai surtout que le théâtre et le cinéma contribuent à donner de l’espoir et de l’énergie aux gens. Je pense qu’un beau film, une belle pièce, un bel opéra, un beau concert peut changer le moral et donner de la force à un être humain.

Victor Young Perez, en salles le 20 novembre 2013
The Guitry’s / Miss Carpenter / L’Affrontement en alternance au Théâtre Rive-Gauche.
 
Un grand merci à Steve Suissa et à l’équipe du Théâtre Rive-Gauche pour m’avoir permis d’effectuer cet entretien.
 
Crédits Photos – DR
 

 

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