Valentin de Carbonnières, archéologue du jeu
J’ai rencontré pour la première fois Valentin de Carbonnières, l’année dernière lors de la Cérémonie des Molières où il venait de remporter la statuette de la révélation masculine pour la pièce 7 morts sur ordonnance. Quelques mois plus tard, il remontait sur la scène du Théâtre Hébertot, pour incarner dans Transmission le bouillonnant séminariste Mark Dolson aux côtés de Francis Huster.
Sur Transmission, comment s’est passé le travail avec Francis Huster ?
J’ai eu la sensation que le travail avec Francis avait vraiment commencé lors de l’exploitation : c’est à ce moment que l’on s’est rencontré dans le jeu.
Francis Huster est d’abord un animal. Avec lui, on essaie d’être toujours dans le présent, dans le jeu et dans le « qu’est-ce qu’on va faire maintenant ? ». Aussi bien lui que moi, nous pouvons proposer des choses différentes chaque soir.
Francis est un grand accoucheur d’acteurs. C’est lui qui a créé la classe libre au Florent, qui est une référence aujourd’hui. C’est quelqu’un qui a eu tous les plus grands acteurs sous sa main et donc évidemment il avait un déclic obligatoire sur mon travail dès que Steve n’était pas là. Très vite, j’ai compris qu’il ne fallait pas que je sois dirigé parce que cela allait biaiser notre rapport sur la scène.
Et en même temps, Francis, est tellement bienveillant, empathique, au service de l’histoire que sa volonté de transmettre à l’autre ne peut pas venir influencer le spectacle.
En termes d’ego, je sais qu’il en a mais quand tu travailles avec lui, tu n’as pas du tout la sensation d’un égo qui t’écrase. Au contraire, c’est un ego qui te porte. C’est très étonnant avec une telle carrière qui est la sienne.
Jouer un séminariste, un homme de religion, c’est quelque chose qui était un peu un défi pour toi ?
En fait, je ne crois pas que je joue un séminariste. Je joue quelqu’un qui est convaincu que les choses héritées du passé, de l’establishment doivent être réformées.
Avec les mots de Mark Dolson évoquant les questions soulevées par la religion, je les relie à mes propres interrogations sur le théâtre. Quand il dit que l’amour de Dieu ne doit pas tout expliquer, je pense au théâtre qui est un mystère pour moi aussi. On ne peut pas tout expliquer dans le théâtre, notamment ce qui se passe au moment où le rideau se lève. Il y a quelque chose de magique, de télépathique, de sensible. On se sent tous ensemble et ça me fait kiffer.
« J’ai toujours voulu être quelqu’un qui se construit seul. »
Quel a été ton propre parcours vers le métier de comédien ?
Mes deux parents sont comédiens, ils ont fait suivi ce que j’appelle “la voie royale”, à savoir la classe libre Cours Florent et le Conservatoire national, dans les années 80. Ils s’y sont rencontrés et m’ont eu quand ils étaient en 3e année. Ma mère était enceinte quand elle est sortie du Conservatoire. Des professeurs qui m’ont vu en tant que élève, m’ont également vu naître. On peut vraiment dire que je suis un « enfant de la balle », « un fils de », etc. Voilà pour la première partie de l’équation.
Qu’elle en est la seconde ?
Ma vie entière a consisté à toujours aller contre mes parents, ce qu’ils incarnaient. Il fallait que je casse cette image et donc j’ai fait des études d’histoire de l’art et d’archéologie car je voulais être archéologue.
Mon deug passé, j’ai fait des fouilles en tant que bénévole à Bobigny, dans un village gallo-romain et en Italie près d’Herculanum. Cette expérience m’a vraiment refroidi. J’ai compris que les archéologues étaient des gens qui ressemblaient beaucoup à des SDF, avec de gros problèmes de dos (rires) et qui exécutaient un travail fou.
Finalement, cela n’a pas été si simple pour toi de devenir comédien…
Pas du tout, en effet ! D’autant que j’ai toujours voulu être quelqu’un qui se construit seul. Etre « fils de » était une grande honte.
J’ai passé ma vie à couper les fils qui m’attachaient à mes parents. Quand je suis sorti moi-même du Conservatoire j’ai compris alors combien ces fils étaient en fait très importants.
Mais cela m’a pris plus de 6 ans à comprendre que j’étais acteur et j’ai eu longtemps du mal à comprendre pourquoi.
J’ai dit à mes parents : « le théâtre m’appelle et je ne sais pas pourquoi mais si jamais j’entends que vous avez fait des trucs pour que je rentre dans des écoles, que vous avez parlé de moi à des gens, ce sera fini. Je ne veux pas une once d’aide de votre part. Laissez-moi ! »
Cela n’a pas dû être évident de cheminer seul ?
C’est-à-dire que j’ai été très pauvre, à vivre pratiquement comme un SDF, dormant dans des endroits insalubres. Je me suis mis en danger. J’ai gagné ma vie par moi-même pendant très longtemps et quand je suis allé dans ces écoles de théâtre, je ne savais même pas ce que c’était qu’une réplique !
Lorsque je me suis présenté au concours d’entrée du Conservatoire du 10ème arrondissement en 2004, c’était mon premier concours d’entrée et la personne qui faisait passer l’audition me dit : « bon, vous avez préparé quelque chose ? ». Je lui réponds : « oui, le monologue du Cid ». Et elle m’explique qu’on ne peut peut pas passer de monologue, qu’il faut que quelqu’un vous donne la réplique.
Je ne comprenais pas mais heureusement quelqu’un derrière moi a fait le roi en lisant et là, j’ai eu un trou ! J’ai suivi également pendant un an une formation à l’école des Enfants Terribles. Je suis rentré à Florent grâce à François Florent qui m’avait vu et m’avait dit : « écoute je veux bien faire quelque chose financièrement pour toi si tu viens travailler un peu au cours. » Et j’ai passé le concours pour le Conservatoire en 2007 alors que j’étais seulement en deuxième année au cours Florent et j’ai été le seul des 2èmesannées à le décrocher. Là, je me suis qu’il y avait bien « quelque chose avec le théâtre » et je me suis mis sérieusement au travail.
« Au Conservatoire, j’ai beaucoup souffert et en même temps beaucoup appris. »
Comment s’est passée ta formation au Conservatoire ?
J’étais finalement très content d’être au Conservatoire National et je pensais que ça allait être super mais ça a été une horreur avec des gens à l’ego surdimensionné. Ils connaissaient tout du théâtre et voulaient le révolutionner. J’ai beaucoup souffert et en même temps j’ai énormément appris avec des tas de gens comme Michel Fau, Christiane Cohendy, Andrzej Seweryn, Philippe Torreton… Durant le Conservatoire, j’ai joué énormément de spectacles et à la sortie j’ai tout de suite travaillé. Et je suis parti au Japon pour rencontrer des artistes japonais un cadre personnel de recherche d’informations.
Au Japon ?
Oui, en fait je me suis rendu compte que je partais au Japon pour venir constater ce rapport dingue et possible entre tradition et modernité que cette culture possède, c’est-à-dire cette façon dont les choses se transmettent avec un très grand respect de la tradition et en même temps une très grande soif de modernité sur la technologie. Je suis resté là-bas 3 mois avec 125 heures d’interviews de tous les plus grands artistes japonais, sur le kabuki, le nô et finalement je n’ai pas fini la thèse. Mais à mon retour, j’ai écrit une pièce à moitié en français, à moitié en japonais sur le thème de la boucherie, intitulée La Boucherie rythmique ou l’homme qui faisait chanter la viande.
Cela ne s’invente pas !…
Oui et j’ai été en finale du concours des « Jeunes metteurs en scène du Théâtre 13 » et là j’ai passé beaucoup de temps à réfléchir sur la façon de faire le même métier que mes parents mais différemment.
Un véritable cheminement !
Oui, tout ce cheminement, comme tu dis, m’a aidé à me dire : « voilà, je suis comédien, je suis légitime. C’est moi qui parle et non mon père ni ma mère ! Je suis enfin libre de mes mouvements. » Après, j’ai rencontré des gens qui m’ont donné beaucoup de confiance comme Anne Bourgeois, ma metteure en scène sur 7 morts sur ordonnance ; a contrario du théâtre subventionné qui sont souvent des gens très cannibales et qui te remettent en doute pour travailler, dans l’idée d’une recherche très exigeante. Or la bienveillance, c’est tellement précieux !
« J’ai vécu le Molière un peu comme un cadeau qui oblige à rester vigilant et très exigeant. »
Comment as-tu vécu ton Molière de la révélation masculine l’année dernière ?
J’ai vécu ce Molière comme un cadeau qui oblige à rester vigilant et très exigeant. Ce n’est pas du tout facile pour moi parce que je n’assume pas qu’on me dise que je suis bien. Et en même temps, j’ai envie qu’on me le dise. C’est nul! (rires)
Comment te prépares-tu à un rôle ?
Je suis batteur depuis l’âge de 13 ans et donc je suis quelqu’un de très touché par les percussions. Le spectacle que j’ai fait sur la boucherie a été beaucoup axé autour des taïkos et j’avoue que c’est assez particulier de couper de la viande en rythme. (Rires)
En fait, je prends toujours le texte dans sa forme rythmique et musicale, comme une ligne de pensée. Mon travail consiste à comprendre comment rentrer dans une phrase si elle est legato, staccato ou allegro. Tous ces mots sont pour moi comme des pistes. Et je perçois soudain l’endroit où se précisent la situation, le lieu où l’on est peut-être, la tension, le manque de tension, le rapport à l’adresse, etc. J’aime aussi faire des recherches historiques, picturales, psychologiques, sur l’auteur, etc. C’est mon côté archéologue.
Comment as-tu préparé ton rôle dans Transmission ?
Pour Marc Dolson, j’ai rencontré Frère Thierry Hubert qui est la personne qui s’occupe de toutes les émissions catholiques sur France 2. Je lui ai posé beaucoup de questions. On a passé 4 heures ensemble. Par la suite, il est venu voir mon spectacle. On continue à être en lien.
Je me suis également replongé dans la Bible, notamment en lisant tous les évangiles, la Genèse mais pas du tout l’Ancien Testament parce que je n’avais pas le temps (même si j’aurais bien aimé !). J’avais déjà étudié la Bible et la Torah en Histoire de l’art donc je savais où je mettais le pied. Cela fait toujours bizarre de se dire que ce livre est à l’origine de tellement de guerres, comme si l’humanité avait besoin d’une excuse pour se foutre sur la gueule.
C’est important de voir combien tu t’es nourri de tout ça pour composer ton personnage.
Mark Dolson a de vraies idées, comme la question des femmes qui devraient pouvoir devenir prêtres. Il arrive avec des propos clairs.
Quatre personnes sont restées auprès du Christ à sa mort et trois d’entre elles étaient des femmes. C’est une femme qui a essuyé le sang sur le front de Jésus et c’est une femme qui l’a vu la première quand il est ressuscité.
La femme est présente dans l’histoire de la religion à un niveau tellement plus important que l’homme et donc pourquoi ne pourrait-elle pas être prêtre ? Marc Dolson n’est pas simplement comme le voudrait Steve, un animal, c’est quelqu’un d’intelligent qui a une vraie pensée construite.
Cet entretien a été réalisé au Théâtre Hébertot, quelques jours avant l’annonce du confinement, en mars dernier. Merci à Valentin et à toute l’équipe du théâtre pour ce moment accordé.
Valentin de Carbonnières reprendra le spectacle Miss Nina Simone à la Nouvelle Scène Parisienne à partir du 1er octobre.
Crédits photo : Laetitia Heurteau – Droits réservés (Portrait noir et blanc) – Laurencine Lot (Théâtre Hébertot).