Entretien avec Eric Ruf (1ère partie) : Dans les coulisses du Français

A quelques jours de la générale de presse du Misanthrope, en avril dernier, Eric Ruf a accepté de me rencontrer, me proposant avec délicatesse le calme de sa loge et un café en prime pour démarrer l’entretien sous de confortables auspices. L’entretien qui ne devait durer que trente minutes se transforma alors en conversation fleuve passionnante de deux heures. Autant dire que l’idée-même de la retranscription me pétrifiait pendant de longues semaines…

Le 16 juillet dernier, la Comédie Française annonçait par voie officielle la nomination du comédien et sociétaire Eric Ruf au poste d’administrateur de cette maison qu’il connaît si bien, depuis vingt ans, à la fois en tant que comédien, metteur en scène mais aussi scénographe. Une nouvelle qui me réjouit alors viscéralement et me donna enfin l’énergie de vous transmettre ce précieux moment de confidences. Dans cette première partie, Eric Ruf dévoile les coulisses de ses nombreuses activités au sein de la Comédie Française.

« MENS SANA IN CORPORE SANO »

Pour entrer tout de suite dans le vif du sujet et avoir une meilleure idée de votre travail au sein de la Comédie Française, quelle serait votre journée-type ?

Je réveille mes enfants, je les emmène à l’école. C’est toujours un instant privilégié, le matin, malgré les coups de fatigue de la veille. Je viens ensuite à la Comédie Française. Pour les comédiens, le matin, c’est tranquille car les répétitions commencent à 13h (à l’exception parfois de cours de chant ou de danse). Donc je viens dans ma loge : j’ai la chance d’avoir une grande loge qui me sert plus d’atelier que de loge d’acteur, avec ses tréteaux, ses planches, un meuble de maquettiste, du carton-plume, du balsa, des cordes à piano, de la colle… Bref, tout ce qu’il faut pour faire des maquettes. A la maison, je risquerai de retrouver des Playmobils dans mes maquettes (rires)… Pas loin d’ici, j’ai aussi un magasin pour faire mes maquettes, (interruption soudaine dans la loge d’une voix venue du plateau). Ça, on ne peut pas l’éteindre (rires), c’est le deus ex machina qui doit parler quand il le désire !

Donc quand je viens ici, je partage mon temps avec le travail de maquettes sur les différents projets en cours, c’est un temps dévolu au plateau pour la technique. C’est là où les décors arrivent des ateliers de Sarcelles. Le décor du soir est démonté pour qu’on puisse remonter le décor de l’après-midi ; donc c’est là où tout d’un coup, je vois les tapissiers, les accessoiristes, les machinistes sur le décor en cours, pour les retouches peinture, pour une chose qui manque, qui a mal été faite, qu’il faut adapter, etc.

Je prends ce temps-là pour courir aussi. C’est une activité dont j’ai besoin parce que je ne cours pas du tout avec un casque en écoutant de la musique, au contraire, je suis très attentif à ce que le mouvement perpétuel ouvre de pensées gratuites, légères, qui ne font pas partie du cahier des charges, justement. Généralement, les idées premières, maîtresses des spectacles naissent au moment où je n’ai pas à penser à quelque chose.

Donc, j’y tiens beaucoup à ce moment-là, pour le corps et l’esprit « mens sana in corpore sano ». Par exemple, le peu de temps que j’ai, je le passe beaucoup en Bretagne où j’ai une maison, et je cours en bord de mer et je pourrais, sur mon chemin de course vous indiquer à peu près, mètre par mètre, l’endroit où m’est venue l’idée de telle scénographie, comme ce petit bout de gazon et de poteau pour Peer Gynt, etc. (rires)

Et ensuite, je répète à 13h le spectacle en cours, au plateau ou en salle de répétition.

Les répétitions durent toute l’après-midi ?

Les répétitions durent quand on est au plateau mais ça, c’est signe de la fin des répétitions : on est toujours au plateau à peu près un mois avant la première. Le véritable décor est arrivé à ce moment-là à la salle Richelieu, on répète avec les costumes, la lumière… C’est là vraiment que le spectacle se construit et on ne peut pas rester au-delà de 17h parce que les techniciens de tous les services arrivent, démontent le décor de répétition, pour monter le décor du soir.

C’est toujours un miracle à la Comédie Française parce que ce lieu, magnifique, qu’on aime à cause de ce miracle, n’est pas du tout fait pour un théâtre d’alternance : c’est un bâtiment historique, il n’y a pas de dégagements opératiques sur les côtés ou au fond comme dans les théâtres modernes. Là, sur les côtés du cadre, on a à peu près deux mètres, avec des cintres, quelques cases à décors en dessous, donc on peut mettre des choses aux cintres ou dans les dessous mais pas plus. La cohabitation de temps en temps de plusieurs spectacles dont les décors sont lourds devient extrêmement compliquée parce qu’il faut tout stocker. Donc le changement entre 17h et 20h30 est une chose très belle à voir parce que tout le monde travaille : les machinistes, les accessoiristes, les tapissiers, la lumière…

Une vraie « ruche » qui bourdonne…

C’est la ruche à chaque fois, en effet. Et assez souvent quand on est en salle de répétition, on peut rester plus longtemps parce qu’on n’est pas dérangé. Il nous arrive ainsi de travailler jusqu’à 19h. Mais tout dépend des metteurs en scène. Il y a des metteurs en scène, extrêmement laborieux mais dans le bon sens du terme. Pas dans le sens de tâcherons ! (rires). D’autres dont la forme est très exigeante et qui préfèrent répéter quatre heures par jour (et pas plus !) mais avoir avec eux des gens extrêmement concentrés. Et quand on monte un spectacle très long, il y a forcément plus de choses à étudier, etc.

« CES PIÈCES COUPS DE COLLIER »

Ça fait de longues journées !…

Oui ! Et ensuite, il y a le jeu. On finit vers minuit, minuit moins le quart. Tout dépend aussi des spectacles parce qu’il y a des spectacles qui sont des repos. Je pense d’ailleurs que Le Misanthrope sera un repos. Il y a au répertoire des pièces qui demandent des coups de collier, du volontarisme, beaucoup de santé où il vaut mieux avoir bien dormi avant. Par exemple, Andromaque, c’est un spectacle que l’on peut jouer avec la fatigue mais la langue est tellement exigeante : les alexandrins, la tragédie, où il y a quelque chose de musique et du sens à respecter, de l’oratorio, etc. On ne peut pas se reposer beaucoup sur le spectaculaire, les mouvements du décor, l’espèce d’électricité commune entre les gens. Non. Il y a un sens, une image qui ne bouge pas beaucoup et c’est nous qui, de l’intérieur devons faire le spectacle. Ce serait comme un soliste avec son instrument sans pouvoir compter sur les grandes eaux, les vingt violons derrière, toute l’harmonie…

Il y a d’autres spectacles qui régénèrent, où l’on sort au contraire, moins fatigué qu’au départ parce que c’est ludique, parce que c’est léger. Parce qu’au contraire le ludique intègre toutes les fatigues, toutes les maladresses. On arrive à mettre au feu de la représentation, tout ce qu’on a de la journée. Il y a des spectacles omnivores où tout ce qu’on y met tout d’un coup fait étincelle. Je pense que Le Misanthrope va être de cet ordre-là, passé le trac des premières et ce que les gens vont en penser, la langue est moins exigeante. C’est Molière, c’est des alexandrins aussi mais moins exigeants que ceux de la tragédie. Et là justement, Clément Hervieu-Léger a travaillé sur des grandes subtilités, sur des lâcher-prises où on ne se dit jamais « Mon Dieu, c’est la scène du 4 ». Il a redéterminé toutes les situations pour en redonner le sens et le cœur à vif. Ce qui nous donne beaucoup le temps de les trouver au plateau, c’est beaucoup plus souple. Donc au fond, tout dépend de la représentation du soir.

Et de votre humeur aussi, j’imagine…

Oui, absolument. Et au théâtre, il y a ce paradoxe que quand on est jeune premier, on meurt tout le temps parce qu’on représente ce qui ne peut pas vivre (la pureté, la beauté, le courage, l’innocence, la stupéfaction, l’idéal) et qu’ensuite en prenant de l’âge, on joue plutôt ceux qui ourdissent les complots, ou ceux qui arrivent jusqu’au bout et qui ramassent la mise (rires). Par exemple, quand Pyrrhus meurt, pendant tout ce temps-là, je suis dans ma loge à bricoler mes maquettes. Toutefois, je n’aime pas remonter dans ma loge quand je n’ai pas fini le spectacle. J’ai besoin d’échanger avec mes camarades, comme de garder une casserole au feu. Je ne peux pas la laisser refroidir et puis la réchauffer. J’ai besoin de rester là, en coulisses ou dans le foyer des artistes. Mais quand je sais que j’ai fini, par exemple quand Christian meurt à Arras dans Cyrano de Bergerac, pendant tout l’acte V, je suis dans ma loge. Je pense qu’il y a beaucoup de scénographes qui ont été jeunes premiers, et qui ont fini ainsi leurs maquettes (rires).

« APRES 20 ANS DE « JE NE VEUX PAS Y TOUCHER TELLEMENT CELA ME FOUT LA TROUILLE », JE NE ME SUIS POSE AUCUNE QUESTION, J’AI FONCE. »

Pour en revenir à votre métier de comédien, quel en a été le déclic ?

J’ai fait beaucoup de théâtre quand j’étais au collège et au lycée, dans les clubs de poésie, de théâtre, etc. Puis, j’en ai fait avec des comédiens professionnels qui étaient à Belfort et dispensaient des cours. Mais je n’allais jamais au théâtre, je n’avais aucune culture théâtrale. Je ne savais pas qui était qui. Et quand je suis arrivé à Paris, je n’ai d’abord pas voulu faire de théâtre. J’ai fait du dessin. Je me suis inscrit à l’école d’Arts appliqués Olivier de Serres. Mais j’ai arrêté cette école de dessin parce qu’il faut se spécialiser beaucoup en dessin. Et j’étais entré dans une année de préparation dans un atelier qui s’appelait « Publicité Surface » où les débouchés étaient des postes de directeurs artistique en agence de pub, donc du logotype à longueur de journée. On passait notre temps à dessiner dans l’hyperréalisme le paquet de gâteaux ouvert avec la gaufrette et les petites miettes ou le sèche-cheveux avec le reflet de la fenêtre dedans, pendant des heures et des heures (rires). Et le but, c’était que tous les dessins se ressemblent ! Ça m’est sorti par les yeux au bout d’un moment.

Donc je suis parti sans savoir du tout ce que je voulais faire. J’ai fait un peu par hasard un bout de décor, pour cette copine avec qui je travaillais à Belfort et qui, elle était rentrée au Cours Florent. En faisant ce bout de décor, j’ai assisté à des répétitions. Et comme, deux ans auparavant je faisais du théâtre encore, je me suis dit « Mais il n’y a pas de raisons, je peux le faire aussi, j’ai même envie de le jouer autrement ! ». Et ne sachant pas quoi faire et sans écouter l’angoisse de mes parents, je me suis dit « bon, ben je vais m’inscrire au Cours Florent ! » Tout en me disant, ça se trouve dans deux mois, je serai moniteur de kayak ! (Rires). Mais ce qui m’a déterminé absolument c’est que je me suis mis à travailler. J’étais un je-m’en-foutiste ou un craintif absolu d’un résultat qui serait le mien, j’avais eu le bac en passant à travers les gouttes, j’étais velléitaire ou alors quand je le faisais c’est parce que j’aimais le prof, etc. J’étais imbécile, immature et scolaire au possible (rires).

Et là, tout d’un coup, je me suis mis à me passionner pour cette matière, à lire (ce que je n’avais fait lors de mon bac littéraire), à aller au théâtre, à étudier ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas dans ce métier, ce que je n’ai jamais cessé de faire depuis. Après 20 ans de « je ne veux pas y toucher tellement ça me fout la trouille », je ne me suis posé aucune question, j’ai foncé. Je m’entendais bien avec mes professeurs, j’ai monté une compagnie, fait mon voyage en Italie comme Molière, etc. La dernière année, je me suis dit « Ne sois pas con, passe les concours du Conservatoire ! ». J’étais en limite d’âge mais je les ai passés. Et je me suis révélé être une bête à concours, ce que j’ignorais absolument : j’ai eu le Conservatoire, le TNS que j’ai choisi et un an après, j’étais entré à la Comédie Française.

« JE FAIS PARTIE DE CETTE GRANDE FAMILLE D’ACTEURS QUI LE SONT PARCE QUE CE SONT DE GRANDS TIMIDES. »

Alors justement comment s’est passé cette nouvelle vie pour vous à la Comédie Française ?

Je suis passé d’une vie de préparation à une vie d’opiniâtreté. Quand j’ai su que je rentrais à la Comédie Française, je ne réalisais même pas ce que représentait la maison. Vraiment, je tombais des nues !

J’y suis resté parce que ça m’a apporté toute cette richesse : ce fameux pouvoir d’être scénographe, être acteur et grimper dans l’intérêt de cette maison, dans le sens de la responsabilité aussi. En tant que sociétaire, on n’est pas que dans la légèreté légendaire de l’acteur qui n’a plus qu’à jouer. On est obligé aussi de participer aux décisions du comité littéraire, aux lectures, aux décisions administratives (quand on est sociétaire au comité d’administration). Ce sont des décisions importantes qui engagent la maison, sa réputation, sa longévité.

Bref, des choses qui me passionnent. Je fais partie de cette grande famille d’acteurs qui le sont parce que ce sont des grands timides. Il m’arrive très souvent le matin de demander trois fois de suite un pain au chocolat parce qu’on ne m’entend pas. C’est un vrai paradoxe. Je fais partie de ces acteurs qui se libèrent quand ils s’oublient. De ceux qui n’ont pas besoin qu’on les conforte dans leur personnalité pour exister, au profit d’un personnage, d’une mise en scène, d’une troupe, d’un travail collectif, au contraire et tant mieux !

Faire un décor, jouer, instruire un projet, le mettre en scène pour moi, au fond, c’est la même chose. C’est le même muscle. L’intérêt est le même. Ensuite, il y a une pratique différente, des points positifs et des points négatifs différents, évidemment. Il y a la légèreté de jouer, d’être en groupe, de jouer avec son corps, toute la sensualité d’un plateau qu’on a et qu’on a plus du tout quand on est metteur en scène.

Mais pour savoir ce qu’est ce putain de lapin théâtral qui est dans le bosquet et dont de temps en temps on aperçoit les oreilles, puis on ne les voit plus, c’est cette espèce de chasse perpétuelle, de pêche miraculeuse, qui m’anime au quotidien, la passion de cette recherche-là où je passe d’un arbre à l’autre autour de cette clairière, pour observer les oreilles de ce lapin afin d’essayer de le domestiquer au mieux.

J’ai une chance folle. J’en ai sans doute le talent aussi. Sur de longues années, il n’y a pas de secret là-dessus mais dans mon parcours, je fais des choses tellement différentes ! Quand on est au boulot, le nez sur l’objet, on ne s’en rend plus compte. Il n’y a pas longtemps, je suis retourné à l’Opéra Garnier, je voyais le haut de la salle et je devais me pincer pour me dire « Tu as bossé là, il y a deux ans ! »

 

3 Comments

  • melanie

    Merci pour cet entretien avec ce grand Monsieur du théâtre.
    J’attends la suite avec impatience et dans l’espoir de pouvoir le voir une fois de plus sur les planches dans un futur que j’espère pas trop lointain.

  • Laetitia Heurteau

    Merci, Mélanie pour votre commentaire ! Les retours sur mon blog me sont toujours précieux. La suite arrive dès aujourd’hui ! Promis ! 😉

  • Christine - Le théâtre côté coeur

    Merci Laetitia pour ce bel entretien dont j’ai hâte de lire la suite

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