Entretien avec Eric Ruf (2ème partie), scénographe passionné

Le métier de scénographe est un métier méconnu du grand public. Il se révèle pourtant vital pour traduire au mieux la conception du metteur en scène, au service de l’histoire. Le jeu comme le dessin, la conception, la recherche, le travail sur le matériau, la maquette, le sens de la mise en scène sont intimement liés dans le parcours artistique d’Eric Ruf qui travaille depuis longtemps en entente avec les comédiens de la troupe comme avec les techniciens. Un lien un peu unique et d’autant plus précieux.

« JE VIS DANS UNE MULTITUDE HEUREUSE »

Cyrano de Bergerac, c’était votre première scénographie à la Comédie Française ?

Oui, tout à fait. J’avais déjà signé des scénographies sans la mise en scène auparavant pour des compagnies, pour des raisons économiques surtout, parce qu’on n’avait pas l’argent pour payer un scénographe. Ensuite, j’ai fait des opéras contemporains où c’est pareil, il y a très peu d’argent et où j’avais inventé un dispositif qui ne s’appelait pas vraiment de la scénographie mais qui était quand même une manière d’y toucher. Et c’est Denis Podalydès, en effet, qui tout en me proposant le rôle de Christian, m’a demandé : « Est-ce que tu voudrais faire le décor ? ».

J’ai su plus tard d’ailleurs qu’il avait vu un des spectacles de ma compagnie, en 1998 qui s’appelait Du désavantage du vent, où il y avait une première scène très sombre, avec que des cabines de chalutiers éclairées de l’intérieur, avec des visages qui parlaient un peu dans toutes les langues, dans des micros, des CB, etc. Un travail sur la mer, sur la distance, sur la séparation des hommes et des femmes et ce que cela induit sur la langue des uns et des autres.

J’ai su que Denis avait vu ça et s’était dit « pour moi, c’est ça un décor de théâtre, une chose qui peut être volumineuse et s’affaisser tout d’un coup, dont on n’a pas à souffrir la permanence pendant toute la pièce ».

Denis est le premier à m’avoir proposé de faire une scénographie et j’en ai fait depuis énormément avec lui, je crois, une dizaine environ, entre ce qu’il fait à la Comédie Française et à l’extérieur. Avec Clément Hervieu-Léger, c’est pareil, j’en ai fait trois ou quatre, pour Véronique Vella aussi. J’ai continué à en faire pour moi aussi, en tant que metteur en scène. Pour de l’opéra aussi, pour de la danse (à l’Opéra Garnier). Donc c’est devenu pour moi, sans le vouloir, un second métier.

Je signe trois ou quatre scénographies cette année et quatre ou cinq l’année prochaine. Ce que j’aime beaucoup car le théâtre est un art collectif avec ce que cela a de magnificence et d’emmerdements quelques fois parce qu’on n’a pas beaucoup de moment de solitude. Je fais partie d’une troupe depuis vingt ans, dans laquelle je croise et recroise beaucoup les mêmes comédiens, avec des gens qui partent et des gens qui rentrent. Et à la maison, j’ai des enfants donc je vis dans une multitude heureuse (rires).

Mais le temps que je peux passer à me balader dans les bibliothèques, dans les musées, à marcher un petit peu, à faire une recherche iconographique et ensuite à travailler tout bêtement les cages de scène et les éléments à l’intérieur, le fait de construire les maquettes, là-dessus personne ne m’embête.

La maquette, c’est comme le dessin. Ça impressionne beaucoup les gens même si c’est plus simple que ça en a l’air. Mais les gens respectent toujours beaucoup ça car ils ont l’impression qu’il y a quelque chose de l’art de Gepetto. Donc je jouis de cette solitude-là et j’avoue qu’elle m’équilibre beaucoup. Donc mes deux casquettes de comédien et de scénographe déjà se répondent à ce niveau-là, entre un art solitaire et un art collectif.

 « LE BOULOT DE SCÉNOGRAPHE, C’EST VRAIMENT, POUR LE COUP, UN BOULOT DE TRADUCTION. »

Pour mieux illustrer votre travail de scénographe, comment vous est venue par exemple l’idée du champ de coquelicots dans Cyrano ?

Ça vient toujours de la discussion. La plupart du temps, ça dépend du metteur en scène. Avec Denis Podalydès, comme avant tout, on est acteurs et qu’on travaille régulièrement ensemble, on lit tous les rôles puis il me parle très souvent d’idées qu’il a. Denis est un vrai metteur en scène, dans le sens où quand il expose son idée, elle est impossible à matérialiser à l’instant : elle est ou trop poétique ou trop imagée ou alors c’est une sorte de rébus. Et s’il y a quelqu’un qui n’est pas technique, c’est Denis. (Rires) Ce qui fait toute sa merveille en même temps. Denis me dit quelque chose et le boulot de scénographe, c’est vraiment, pour le coup, un boulot de traduction. Comme si le metteur en scène parlait hébreu, vieil hébreu et que moi, j’étais sensé vulgariser cette parole-là pour que toute la salle parle hébreu. Et finalement, ce que je propose à la scène a tout et en même temps rien à voir avec l’idée première.

Pour Lucrèce Borgia, Denis me dit « c’est comme un bijou vénéneux dans la nuit ». Et pour moi, lors de la transcription de cette indication, je ne maquette pas un énorme bijou vénéneux (rires) avec deux dents de serpents, etc. Mais ce que je lui propose à la fin a tout à voir avec ça et généralement c’est réussi, quand le metteur en scène me dit « Et bien voilà, c’est exactement ça ! ».

Pour en revenir à Arras et au champ de coquelicots de Cyrano, quand on lit ça, on se dit qu’il y a une bataille. Mais avant tout, il y a un siège. Avant la bataille finale qui clôture l’acte. Si on joue tout  l’acte dans le sens de la bataille alors qu’elle n’arrive qu’à la fin, il y a déjà une lecture qui, à mon avis, est erronée. Et avant, c’est un peu le désert des Tartares. C’est-à-dire qu’ils sont là. Ils ont faim. On entend de loin des bruits de canon, ils ne quittent pas leurs postes. Ce sont des hommes d’action qui n’ont pas leur content de bataille. Ils tiennent une position absurde. Il y a un côté « ligne Maginot » : on attend, on attend et il ne se passe rien.

Je suis originaire de Belfort et le premier mort de la guerre de 1914, est mort à Belfort, je crois. C’était un garde-frontière, le caporal Peugeot, qui a été tué par un autre garde-frontière. Belfort était une enclave depuis 1870. L’Alsace et la Lorraine étaient donc à l’Allemagne. Et il s’est pris la première balle. J’ai toujours rêvé à cette mort, en me disant que c’était absurde puisque le mec qui lui avait tiré dessus, il devait le connaître. Comme les douaniers à la frontière suisse, qui prennent le café ensemble.

Et en plus ça se passe à l’été 14, où je me suis toujours dit que l’époque devait être magnifique avec les moissons : il n’y a pas un trou d’obus, une branche cassée, tous les chevaux sont encore au travail et non à se faire déchiqueter par la mitraille. Les femmes sont jolies, les enfants sont « Pomme d’Api », tout va bien, ce n’est pas la famine. Il y a aussi ce côté Dormeur du Val, bucolique et dramatique à la fois. Et je cherchais ce qui pouvait avoir de plus bucolique, estival que le coquelicot et en même temps de plus fragile, annonciateur du sang aussi.

Et on se demandait comment représenter la bataille, comment la poétiser. Je suis toujours d’avis que le réalisme ne marche pas au théâtre qui garde des qualités d’enfance que le cinéma n’a plus. Et le public qui sait qu’on travaille dans une boite à chaussure nous en est d’autant plus redevable.

J’ai proposé à Denis des gerbes de pétales pour remplacer les bombes et le sang que l’on a dans notre mémoire collective de la guerre de 14. On a fait ensuite des essais avec les accessoiristes sur des petites planches avec des frondes. Ensuite ça a été un ballet entre le son, l’accessoiriste, le mouvement de l’acteur qui devait tricher à proximité de la source. C’est un travail technique qui est venu de ça, du Dormeur du val et du Radeau de la Méduse.

« IL FAUT FAIRE FEU DE TOUT BOIS THÉÂTRAL POUR QUE LES GAMINS SE DISENT«WAOUH, C’EST CELA LE THÉÂTRE, CETTE GÉNÉROSITÉ, CETTE INVENTION !… »

 Du coup votre travail démarre sur une image, une idée, un tableau…

Ou un principe aussi. Là je travaille sur Le Pré aux Clercs que je vais monter et scénographier à l’Opéra Comique la saison prochaine et qui date de 1832. Il fait partie de ce répertoire magnifique sur les journées qui précédèrent la Saint-Barthélémy. Et là je réfléchis autrement autour de cet événement historique : je me demande comment faire pour éviter une célébration amusée et un peu goguenarde au second degré d’une chose qui forcément si je suis la didascalie va devenir de cape et d’épée style Fanfan la Tulipe parce que c’est des culottes bouffantes, parce qu’il y a des duels entre champions protestants et champions catholiques. Donc pour éviter de me moquer de tout ça, de cet aspect de spectacle total, j’ai inventé un truc où j’ôte tous les accessoires, les plumes et les costumes et au lieu de me dire « je suis au Louvre », je me dis que je suis dans une forêt. Je fais des forêts parce qu’il y a dans ce répertoire quelque chose de bucolique. On n’arrête pas de se dire « Je veux retourner en Navarre, etc. » J’ai un système de déplacement des arbres qui deviennent une forêt puis un jardin à la française pour arriver au Louvre, où on s’approche de la civilisation et du royaume par l’ordonnance des arbres et pas par autre chose. Donc j’essaye à chaque fois de me dire qu’est-ce que serait le principe le plus fertile pour ça.

Pour Cyrano par exemple, faire un décor unique, ce n’est pas possible. C’est une telle boite de Pandore de la part de l’auteur, une telle boite à théâtre magique. C’est pour ça d’ailleurs qu’il y a plein de gens qui disent « J’ai commencé à venir au théâtre en voyant Cyrano. » C’est une formidable clé USB pour devenir spectateur de théâtre, Cyrano ! (Rires)

Et en entendant des jeunes comédiens, artistes me dire, « J’ai vu votre Cyrano et ça a été une claque !», je me dis que cela va dans le bon sens, qu’il faut faire feu de tout bois théâtral pour que les gamins se disent « Waouh, si c’est ça le théâtre, cette générosité, cette invention !… »

Et ce panache !

Oui, le panache, la profondeur… Et en tant que scénographe, je suis pour les arts décoratifs et je ne me situe pas dans cette bataille qui serait de dire « On fait les décors et les costumes en les historisant un peu bourgeois et on s’adresse uniquement aux gens qui veulent se divertir. » Ou d’un autre côté, « on fait des boites à lumière, avec pratiquement rien, quelque chose de contemporain, avec une parole pertinente et politique et là, on sert à quelque chose. » Je trouve cette bataille de toute façon infertile au possible. Franco-française en plus, terriblement. Quand on va à l’extérieur et qu’on voit des mises en scène d’Ostermeier, c’est vrai que c’est magnifique et d’une modernité, d’une acuité de son propos par rapport à l’époque, et en même temps, c’est quelqu’un qui n’a rien contre les oripeaux du théâtre classique, qui aime les costumes, la lumière, le décor, le jeu, la joie, de l’ordre du plaisir partagé, ce qui n’est pas rien… J’aime bien cette démarche.

 « J’AI TOUJOURS TROUVE LES LIEUX PÉRIPHÉRIQUES PLUS FERTILES QUE LE LIEU DÉCRIT LUI-MÊME DANS LA PIÈCE. »

Et pour Le Misanthrope alors quelle a été l’idée, le point de départ ?

Clément Hervieu-Léger qui est un jeune homme d’une précision, d’une intelligence et d’une culture très impressionnante m’a appris que quand on dit « j’ai su là-bas » ne veut pas dire « loin » mais « en bas ». Donc que nous sommes au premier étage. Et les appartements d’Eliante sont encore au-dessus. On est dans une notion de degrés, d’hôtel particulier, dans une architecture qui a du sens. Et aussi que Célimène est une jeune veuve. Elle arrive à Paris avec sa cousine Eliante, investir l’appartement, l’hôtel particulier de son défunt mari qu’elle a à peine connu. On s’est dit « Tiens, c’est intéressant, cette idée-là parce que Clément voulait pour le décor suivre une idée de lieu de croisement, de passage. On avait déjà travaillé ensemble sur la Critique de l’Ecole des Femmes où les personnages sortent du spectacle de l’Ecole des Femmes et en font la critique.

Et on s’était dit « où est-ce qu’on met ça ? ». On avait inventé une sorte de lieu qu’on connaît bien, nous les acteurs, sorte de foyer des artistes, dévolu au repos des acteurs, avec des accessoires les uns sur les autres, quelque chose d’intermédiaire. J’ai toujours trouvé les lieux périphériques plus fertiles que le lieu décrit lui-même dans la pièce, parce qu’on peut en parler.

J’ai réfléchi à ça et je me suis dit que ce serait beau que cela se passe sur un palier. Il ne sert à rien et il sert à tout. Donc j’ai inventé un grand palier, dans un premier étage, que l’on peut accéder par le dessous, avec un grand escalier qui monte dans une autre partie. Et on s’est dit qu’on allait y placer des meubles un peu disparates qui sont beaux : un piano avec sa housse, et on pense alors à un déménagement. On joue aussi sur l’idée de suggérer la richesse de l’appartement de Célimène (qui reçoit des gens qui participaient au petit déjeuner du roi, des gens dangereux, qui sortent de l’Elysée en quelque sorte). (Rires).

Et du point de vue des costumes, Clément est partie de l’idée d’utiliser des costumes contemporains de l’aristocratie, en représentation, et qui au fond ne changent pas vraiment dans le temps. Parce que Clément voulait que la parole soit contemporaine, s’interroge sur la notion de « partir au désert » pour un homme contemporain. Pour Clément, il s’agit de la solitude de l’art parce qu’il n’y a pas de plus grande solitude que celle de l’art. Et pour représenter ce type de personnage, il a pensé à Glenn Gould. C’est une très jolie idée. C’est quelqu’un de très jeune qui décide de ne plus faire aucun concert et qui s’enferme pour enregistrer tout Bach.

Donc pour moi dans le décor, il fallait qu’il y ait des boites de dérivation, du fil électrique, des objets que l’on identifie facilement comme faisant partie de communs et en même temps la hauteur des fenêtres, leur grandeur, leur facture, les moulures, qu’on se dise qu’on est dans un hôtel particulier ; l’idée aussi qu’on respecte le lointain et que ça nous le rapproche à nous. C’est passionnant à faire parce que c’est un équilibre qui ne tient à rien.

Justement comment se passe votre collaboration avec les ateliers de Sarcelles ?

Quand je vais aux ateliers, je parle à des gens qui ne sont pas censés être des artistes, mais qui sont des manufacturiers géniaux dans leurs domaines de peintres, de constructeurs, de bureaux d’études d’architectes. Et à ces gens-là, je leur dis : il ne faut pas que l’un mange l’autre. Il faut qu’on ait l’impression d’être sur un palier et déjà dans cet autre espace. Et ça ne tient à pas grand-chose finalement. Et c’est un bonheur en tant que scénographe que de travailler avec les ateliers !

Et j’imagine qu’il y a aussi un budget à respecter ?

Bien sûr. L’administrateur de cette maison et le directeur technique ont une enveloppe avec des marges évidemment dévolues aux décors, aux costumes, aux lumières aux surnuméraires qu’il faut engager. Pour certains spectacles, on sait que ça peut être simple et pour d’autres, on sait qu’il faut mettre de l’argent. Ensuite, tout dépend. Il m’est déjà arrivé de me fâcher avec un directeur parce que mon décor n’était pas cher. Mais grosso modo, en construction, ce qui coûte cher c’est quand la planification du travail n’est pas bonne, qu’il y a des coups de bourre, qu’on engage des gens et qu’on délocalise la chose. Mais quand on est scénographe, il est rare que l’on nous dise « Attention, tu ne dois pas dépasser ce montant-là ! »

Je ne sais pas quelle réputation j’ai mais je ne pense pas avoir une réputation de scénographe cher. J’essaie de ne pas être capricieux. Aussi parce que je connais bien les gens avec qui je travaille. Quand les gens des ateliers de Sarcelles viennent à la couturière, j’attends avec impatience leurs retours.

« SOUVENT AUSSI LA MATIÈRE, EN ME COUPANT LES DOIGTS, ME RÉVÈLE CE QUE JE PEUX FAIRE OU NON. »

Pour Lucrèce Borgia, comment cela s’est décanté pour trouver l’idée de scénographie ?

Sur Lucrèce Borgia, j’ai essayé de trouver quelque chose sur le fait que dans cette pièce, on ne peut pas dire une phrase sans être écouté par quelqu’un. On ne peut pas faire un geste, sans être épié. Ce quelqu’un étant souvent épié lui-même par quelqu’un d’autre. C’est une espionnite aigüe dans cette pièce de la part de tout le monde. Denis me disait « avec des positions de hauteur, ce serait bien, on pourrait avoir des points de vue » et je savais que je ne pourrais pas le faire parce que ça implique qu’il faut construire quelque chose, sécuriser quelque chose, construire un escalier pour y monter, l’empâtement au sol est énorme, la construction très chère.

Une fois qu’il est là, je ne peux pas le faire bouger. Et je me demande ce qui fait qu’on peut regarder et être regardé si ce n’est avec le tulle, le moucharabieh, le grillage… Et le fait que Denis me parle beaucoup du deuil, des images de mort, la fascination pour l’humus, la boue, la matrice noire. Je regarde les dessins d’Hugo où l’on a l’impression qu’il met ses mains dans la boue, qu’il met des choses dans ses poches quand il se balade à Guernesey et qu’il met tout ça sur un papier et qu’il l’étale. Il prend un broc d’eau qu’il met dessus et il attend que ça sèche, et d’après le dessin involontaire que ça fait, il décide que ce sera un château ou un bateau.

Dans ce travail-là, je me dis que ce serait beau que cela soit noir, humide, à la périphérie de Venise, dans une vasière avec une gondole échouée là où il n’y a plus que les poteaux, et l’eau qui est retirée, la luisance, comment on marche là-dessus où la moindre fondation est pourrie d’eau. Cette espèce d’ambiance où rien n’est jamais sec, où rien n’est jamais franc.

Et j’ai fini par construire tout ça comme une grande toile d’araignée, totalement enfermant mais d’une grande légèreté parce que dans la pièce tous ces seigneurs pourraient partir : le piège est grossier et je pensais aux nasses pour les crustacés où l’on se dit mais s’ils rentrent pourquoi, ils ne ressortent pas ? (Rires) Une fois qu’ils sont rentrés, dans leur cerveau, ils ne peuvent faire marche arrière. Et je me dis, ces jeunes seigneurs sont des crustacés parce qu’ils risquent leur vie, ils vont la perdre au profit d’une belle femme, d’une caresse, d’un baiser échangé sous un pont.

Mais donc pour Lucrèce Borgia, j’ai mis très longtemps à trouver cette idée-là. Sur Le Misanthrope, j’ai mis moins de temps.

Et après l’idée, comment la matérialiser ?

Une fois que j’ai trouvé, je construis une première fois puis une seconde fois. Je fais beaucoup de crobards. Je dessine pour montrer au metteur en scène vers où ça va, puis ensuite, je fais une maquette en volume. Je ne travaille pas avec la 3D car souvent aussi la matière, en me coupant les doigts, me révèle ce que je peux faire ou non. Les solutions grossières que je trouve vont de pair avec les solutions techniques que je découvre. La scénographie, c’est ça : tu as une idée qui est comme un petit poussin qui vient de naître ; tu le protèges, tu le mets dans tes mains, et là, tu pousses ta porte et tu sors ; et t’as 4 km à faire et tout le monde vient te parler. Il faut répondre poliment à tout le monde, il faut écouter les bons avis, réfuter poliment ceux qui ne sont pas les bons, et arriver au bout des 4 km à poser sur la table de la maison d’en face, qui est la représentation, le poussin. Parce que la tête qu’a fait le metteur en scène quand tu lui présentes la première fois ton projet, cet espèce de petit « oh ! » d’émotion, comme un ravi de la crèche, il faut que le spectateur l’ait aussi au bout. Et pendant ces 4 km, c’est toute la construction qui s’opère.

Techniquement, il y a des trucs que je connais bien. Je ne dis pas ça pour fanfaronner mais ça fait vingt ans que je travaille ici, j’ai toujours été extrêmement intéressé par la technique, j’ai une maison en Bretagne que j’ai retapé entièrement moi-même. J’arrive à conduire les gens de l’atelier avec des indications précises. C’est un boulot passionnant autour du décor parce que tout ça part dans une technicité folle.

Un grand merci à Eric Ruf pour son attention, son temps et sa belle générosité.

 

One Comment

  • Madimado

    J’adorais déjà Eric Ruf comme comédien, je le trouve toujours extrêmement juste, mais découvrir qu’il a signé les scénographies que j’ai le plus aimées cette année m’impressionne particulièrement. Le décor de Lucrèce Borgia est l’un des plus beaux que j’aie eu l’occasion de voir. A la fois simple et complexe, juste magnifique. Pour moi il représente toute la magie du théâtre.

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